La philosophie en prison, du questionnement ˆ la rigueur

 

Dans une Žpoque o semblerait-il, il ne faut surtout pas poser la question du sens, mais cautionner une consommation exacerbŽe des biens, voire des tres, la philosophie va ˆ contre-courant en mme temps quĠelle comble un manque fondamental ( dĠo lĠengouement rŽcent quĠelle dŽveloppe ) ; la philosophie interroge : Qui es-tu ? Elle pose la question de lĠtre et non du para”tre, ou de lĠavoir. La philosophie cĠest ˆ la fois lĠŽcole de la question juste, prŽcise, lĠapprentissage du dŽveloppement de cette fameuse problŽmatique, tout autant que lĠŽcole de la rigueur. Le lieu clos dŽcuple lĠintensitŽ des actes et des choses, les dramaturges classiques franais le savaient parfaitement, eux qui appliquaient lĠunitŽ de lieu. La prison nĠŽchappe pas ˆ la rgle. La prison, aussi surprenant que cela puisse para”tre, peut se rŽvŽler un vŽritable laboratoire dĠidŽes.

 

 

Enseignant la philosophie en prison, il sĠagissait pour moi de recevoir en cours toute personne dŽsireuse de rŽflŽchir sŽrieusement, de Ç jouer le jeu È de la philosophie, quel que soit son niveau scolaire. Les dŽtenus, particulirement fŽlins, le jouent sĠils sentent quĠen face il nĠy a pas tricherie. Ainsi les groupes formŽs Žtaient, doux euphŽmisme, hŽtŽrognes (mais cĠest toujours le cas en milieu carcŽral). Ces groupes comprenaient des dŽtenus ayant un trs bref parcours scolaire et dĠautres ayant dŽjˆ leur bac, voire leurs DEUG ou licence, etcÉ Cela oblige ˆ une rŽelle gymnastique de lĠesprit, ˆ Žcrire au tableau un rŽsumŽ clair et simple du sujet abordŽ, et soutenir un discours plus ŽlaborŽ, plus approfondi, plus argumentŽ. Par ailleurs, en tant que centre scolaire, lĠexamen Žtait une prŽoccupation centrale (fŽlicitations aux dŽtenus de Nanterre, qui, en 1996, ont tous eu entre 11 et 14 ˆ leur Dipl™me dĠAccs aux ƒtudes Universitaires). Nous avons travaillŽ principalement sur les problŽmatiques, les logiques de raisonnement, le passage dĠun argument ˆ un autre. LĠannŽe scolaire Žtait divisŽe en semaines correspondant ˆ des thmes du programme Ñ dŽsir, libertŽ, violence, conscience, etcÉÑ mais ces thmes, abstraits pour des Žlves Ç traditionnels È sont vŽcus de lĠintŽrieur par des prisonniers. DŽbattre de libertŽ, de dŽsir, en prison, nĠa pas du tout la mme valeur quĠˆ lĠextŽrieur. Le r™le de la philosophie est de sortir du Sens-ible pour redonner du Sens. Par exemple, quĠest-ce quĠtre libre et donc quelles sont mes dŽpendances, mes attachements, mes dŽterminismes ? Et les rapports sont forts, vibrants, extra-ordinaires. Il sĠagit pour chacun dĠentre nous, le Ç professeur È, les Ç dŽtenus È, de sortir dĠun simple vŽcu, dĠun passŽ contingent, pour enfin Žchanger, dialoguer.

 

Alors que dans notre quotidien, il est si difficile pour deux sujets dĠentrer en communication, dĠutiliser un support commun ˆ lĠŽchange, de co-rŽfŽrence, ce lieu o les croyances, les connaissances de chacun se rencontrent, sĠentrechoquent, se dŽveloppent (Francis Jacques Dialogiques), la prison tient une place paradoxale. Nous avons bien un sujet commun (tu, ou dit, peu importe) : qui suis-je ? QuĠai-je fait jusquĠˆ prŽsent pour tenter dĠexister, dĠŽchapper ˆ lĠhorreur dĠÇ Un Ennui, dŽsolŽ par les cruels espoirs È Žcrivait MallarmŽ dans Brise Marine, rejoigant ici un Baudelaire tout aussi glacial et lucide : Ç Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image:/ Une oasis d'horreur dans un dŽsert d'ennui! È ( Le Voyage ). Philosopher en prison, cĠest aborder dĠentrŽe de jeu cette affirmation gŽniale de RenŽ Girard : Ç tout dŽsir est dŽsir dĠtre È. Les publicistes lĠont compris, il ne sĠagit pas dĠacquŽrir un objet, il sĠagit dĠtre ce que propose lĠobjet. Ç Osez X, ˆ partir de 300 000F È, disait la publicitŽ pour une voiture de luxe Ñ publicitŽ de ceux quĠon appelle dorŽnavant Ç crŽatifs È et qui sans doute ne comprenaient mme pas eux-mmes la provocation cynique, absurde et grossire quĠils crŽaient dans les quartiers Ç dŽfavorisŽs È. En achetant X, on achterait une vie, un standard, une ŽlŽgance, une manire dĠtre, donc un tre diffŽrentÉ  Ainsi si je veux possŽder, mĠapproprier telle ou telle chose, il ne sĠagit que dĠexistence, que de droit ˆ lĠexistence. Comment ai-je voulu exister ? Cet tre qui mĠŽchappe sous le regard dĠautrui, sous le poids de la sociŽtŽ, de la bande, des copains, cet tre comment ai-je voulu le reconstruire, me lĠapproprier. Quel est le sujet que je veux donner ˆ voir, ˆ moi-mme, aux autres.

 

 

Car la philosophie tend ˆ lĠuniversel, ˆ lĠabstraction. Elle sĠextirpe du monde pour devenir concept, idŽe. Elle sĠextrait de la rŽalitŽ pour mieux la comprendre, la dŽfinir; ainsi elle nĠest pas psychologie, sociologie, science humaine. Il existe ainsi une Ç nouvelle È philosophie, Ñ en fait sans doute la plus ancienne Ñ une philosophie humaniste qui a toute lŽgitimitŽ en prison et dont les penseurs seraient : RenŽ Girard, Michel Serres, Bertrand VergelyÉ  Cette philosophie rŽflŽchit et pose un questionnement sur la morale, lĠŽthique, le Sens. Ë ceux qui ont enfreint la loi de la sociŽtŽ, qui sont hors la Loi Ñ loi du temps, loi sociale ou  Loi universelle ? Ñ elle  a lĠeffet dĠun boomerang ; elle renvoie le sujet en face de lui-mme, ce qui est loin dĠtre facile. Elle refuse le di-vertissement pascalien. Et ceux qui viennent aux cours de philosophie ont du courage. La philosophie implique, dŽrange. Il existait un rŽel va et vient entre les consŽquences des cours, les travaux entrepris  chez le psychologue, le psychiatre, lĠaum™nier (chez lĠextraordinairement humain et simple pre LŽo ˆ Nanterre) et  chez les Žducateurs, prouvant ainsi lĠampleur  souterraine du chemin accompli.

 

 

Une anecdote pour conclure. Un dŽtenu, on lĠappellera Paul, avait coup sur coup subi la douleur dĠapprendre la mort dĠtres trs proches, puis celle de sa petite amie, droguŽe et atteinte du sida. Il mĠavait dit sĠtre fait accusŽ ˆ sa place car elle attendait un enfant de lui. Lui avait lĠhabitude de la prison, lui pourrait attendre. Il se sentait particulirement seul, face ˆ de lĠinjustice. Cette violence devait sortir dĠune manire ou dĠune autre. Avec dĠautres dŽtenus, ils avaient choisi le bouc Žmissaire rvŽ : un pŽdophile (qui lui faisait de son c™tŽ un Žnorme travail pour se comprendre). Un des Žlves, en secret, me laisse sous-entendre ce qui se trame. Dans la classe, Paul, ses amis et le pŽdophile. Je raconte des histoires de lynchage, des rituels dans certaines tribus, la nŽcessitŽ dĠexpulser les violences hors du groupe afin que sa cohŽsion ne soit pas menacŽe (thŽorie de RenŽ Girard du dŽsir mimŽtique, du bouc Žmissaire). La discussion sĠŽchauffe. Et la prison comment fonctionne-t-elle ? La tension monte, les propos fusent. Le pŽdophile est silencieux. Paul prend part, sĠŽnerve, raconte sa violenceÉ et comprend, comprend la portŽe du geste prŽvu.  Il me regarde, regard noir et tape du poing. Juron Ç amical È, Ç tu mĠas eu È me dit-il. Puis, il est parti, en riant mais en claquant la porte aussi. Il nĠy eut pas dĠincident. Merci, Paul, dĠavoir respectŽ ce lieu de cours, dĠavoir compris, partagŽ et pris sur toi.  Ce nĠŽtait pas si facile, et si mes cours nĠont servi quĠˆ cela, cĠest plus que je nĠespŽrais.

 

 

 

Post-Scriptum : Je voudrais, ici, aussi saluer les proviseurs, les dŽcideurs administratifs, qui mĠont permis dĠenseigner, ˆ temps complet, le franais et la philosophie en prison ; refusant ainsi un dŽmagogique soupoudrage dĠheures, ils prenaient la responsabilitŽ dĠun vŽritable travail de fond entrepris sur un mme lieu et faisaient preuve dĠune Žvidente comprŽhension des moyens ˆ mettre en Ïuvre face ˆ lĠexclusion ; gr‰ce ˆ eux, avec lĠinstituteur du b‰timent D2, ˆ Fleury MŽrogis, nous pouvions former une Žquipe de travail , de connivence et dĠamitiŽ. Un salut aussi ˆ tous ceux qui sont venus fidlement assister aux cours, de Miguel, mystique, ˆ Djamel, maintenant sur les voies royales de lĠuniversitŽ de philosophie. QuĠils en soient ici tous remerciŽs.

 

 

Copyright : Daniel Lance & Revue IdentitŽ

 

Daniel Lance Docteur es Lettres

Enseignant de 1993 ˆ 1998 en milieu carcŽral

(Maison dĠArrt des Hauts de Seine, Fleury MŽrogis)