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Rétablir la règle et refuser l'exclusion. C'est là sans doute le vrai et grand défi du début du vingt et unième siècle.
Trop souvent, la règle a été synonyme d'exclusion. La règle sociale faisant foi, ceux qui ne la suivaient pas étaient mis au ban de la société. Dans l'église catholique, on se souvient du fameux adage " hors de l'Église point de salut ". L'Église au lieu de prôner l'amour du prochain, dans sa grande hâte de convertir, établissait la loi, dure, inflexible. Jadis, seul comptait le couple, couple-modèle, homme-femme, lié pour la vie sans possibilité de rupture, d'échappatoire...voire même de plaisir. Puis la révolution est arrivée - les révolutions - 360 degrés autour d'un même axe, celui de la règle, on refuse tout ce qui est du passé (mais n'est-ce pas revenir au même sous une forme opposée ?).
Les révolutions sociales et sexuelles des années soixante ont combattu, et à juste titre, l'exclusion. L'Église n'aura plus le privilège de Dieu, l'expérience mystique personnelle est réhabilitée, la femme ne sera plus soumise à l'homme, les féministes brûlent leurs soutiens-gorge, les homosexuels militants et gauchistes veulent eux aussi envahir la Sorbonne. On ne peut nier qu'il y ait eu une véritable " libération sexuelle " dans les années soixante-dix - même si on peut gloser sur le sens du mot libération.
Le doute arrive, avec les années quatre-vingts, quatre-vingt dix, et la soi-disant fatidique crise des valeurs. Quelle est la règle ? Nous sommes perdus : que faut-il faire, quels sont les repères ? Il n'existe plus de figures du Commandeur, de figures stables à combattre. En France, le départ du général de Gaulle, en 1969, peut être compris d'une manière symbolique. De Gaulle quittant le pouvoir laisse un vide : la figure paternelle de la loi, de la règle absolue, de la France, disparaît. Avec le président Pompidou, c'est une certaine ouverture, une tolérance générale qui s'instaure, un certain goût pour les arts modernes. Du côté de l'église catholique, c'est Vatican II, qui ouvrant l'église au monde, amorce l'acceptation des différences religieuses.
Pourtant l'aboutissement de cette remise en question des valeurs dites traditionnelles génère son doublet mimétique : la tentation dangereuse du rétablissement d'une règle forte, oppressive, extrémiste, qui, elle, rassurerait jusqu'au moment où elle serait à son tour renversée. Le retour à la règle qui exclut, qui chasse, qui rabote l'individu et le contraint, ce serait une défaite de l'intelligence (dans le sens étymologique de compréhension, compréhension d'autrui, de la différence justement), une défaite de la tolérance, une défaite de l'humanisme face à la bêtise " à front de taureau ". Ce serait à nouveau le refus de l'autre. Pourtant on ne peut pas faire l'impasse sur un certain " malaise dans la civilisation " : qui suis-je, que dois-je faire ? On sait que les éducations permissives et laxistes créent une grande instabilité. Il faut que les parents soient tout autant figures de la Loi que figures de l'Amour. Les enfants ont tout autant besoin d'affection que de figures fortes contre lesquels ils peuvent se battre, se construire, s'affirmer et surtout se reposer, être réellement des enfants, et non des adultes en taille réduite. Ainsi, les adolescents ont besoin d'une Règle forte contre laquelle ils vont pouvoir se bâtir, à laquelle ils vont pouvoir s'affronter. Cette violence, à proprement parler fondatrice de l'individu paraît comme une étape absolument nécessaire. Si tout est permis, si je n'ai plus de règle forte que je peux combattre, comment vais-je pouvoir me construire ? S'il n'y a plus de Loi, quel sera l'enjeu de la nécessaire transgression ? Et pourtant le paradoxe est bien présent : cette loi qui rejette, il faut lui donner une autre forme.
On voit bien ici quelle est notre problématique : il faut rétablir la Loi, celle de cet impératif biblique : " tu ne tueras point, tu ne voleras point, etc ", sans pour autant revenir à l'époque de l'exclusion, de la non-acceptation de la différence. On doit refuser cette Loi qui fixe certes une règle, mais qui la fixe contre, contre certains, suivant un processus de bouc émissaire. Contre la force de la brute, il faut rétablir la puissance du Juste, la prédominance de l'humain. Il faut, suivant le mot de Michel Serres, établir un projet doux. La grande majorité des projets se sont faits contre, contre quelqu'un, contre une nation. L'union s'est toujours réalisé en excluant, en fabriquant des boucs émissaires. Il s'agit maintenant de penser à un projet doux, à une union qui ne se ferait plus contre, mais avec l'Autre. La Règle, par définition exclut, elle montre ce qu'il faut faire et par conséquent ce qui est proscrit. Établir une Règle qui accepte au lieu de contraindre, c'est là la plus grande difficulté, un autre paradoxe. Pourtant, il faut établir les règles de l'accueil, non plus celles du rejet.
Un des lieux où la Règle est en difficulté, où elle tient une situation paradoxale, est bien celui du désir. Règle et désir paraissent comme les deux faces contraires d'une même pièce, les deux frères ennemis. Plus le désir s'affirme, s'affiche, s'exprime, plus la Règle tente de le ramener à un cadre prédéfini. La Règle tente de circonscrire ce qui lui échappe, ou plutôt, elle réfrène et annihile par avance ce qui la contredit, ce qui peut la détruire.
Le désir résonne dans deux lieux différents, ou plutôt dans deux lieux conjoints : le lieu de l'être - par exemple celui nietzschéen de l'affirmation de soi - et le lieu des sexualités. Dans les deux lieux, l'ambivalence est au cur du problème ; dans les deux lieux la Règle est mise en question.
Désirer, est-ce être ? Affirmation positive de soi ? Est-ce manquer ? La problématique est bien connue et souvent répétée. Cette ambiguïté fondamentale du désir prend ses racines dans la mythologie elle-même, le désir étant d'après Platon, dans le Banquet, fils de Poros et de Pénia, de l'abondance et de la richesse, du manque et de la mendicité. Manque ou affirmation, le désir préexiste-t-il à son objet ? Le désir est-il lié à l'être ou à l'objet ? Suis-je un sujet désirant en premier, ou mon désir naît-il à cause de l'effet produit par un objet particulier ? Mon désir me lie-t-il &endash; en premier &endash; à l'être, à l'Autre, ou plutôt à l'Objet, lui-même ? De Hegel à René Girard, la réponse s'affirme clairement : le désir est tout d'abord de l'ordre de l'être et non de l'objet. Pour Hegel, ce que nous désirons, c'est désirer et être désiré ; nous nous réalisons, nous existons par la satisfaction de notre désir. Sartre, dans l'Être et le Néant, associe le désir au manque et reste dans cette même perspective : " le désir est manque d'être ". Pour René Girard, " tout désir est désir d'être " ; mais il faut préciser l'aspect novateur de la théorie : l'homme est une sorte de sujet désirant qui attendrait qu'un rival, qu'un modèle, lui désigne l'objet à convoiter, le guide vers un espace commun " d'intérêt ". Ainsi, c'est l'être qui prime et non plus l'objet, d'où la force de la citation : " tout désir est désir d'être ".
Le désir, qu'il soit compris de manière " positive ou négative " pourrions-nous dire pour simplifier, est toujours perçu comme fondateur, essentiel. Ainsi surgit la première ambiguïté en ce qui concerne la Règle et le désir. Connaissant la double nature du désir, quelle règle absolue peut lui être appliquée ? Dois-je exister, et toujours plus exister en tant qu'être de désir, ou dois-je sortir de cette spirale du désir et atteindre le non-désir, quitte à ne plus exister en tant qu'être humain ?
L'autre lieu du désir est celui de la sexualité, celui des sexualités. Là, la Règle y est encore plus questionnée. Freud a montré le caractère polyvalent du désir sexuel. En 1905, dans Trois essais sur la théorie de la sexualité, il faisait une constatation toute simple : il existe de multiples sexualités appelées, à cause de la pression sociale en ce temps-là, " perversions sexuelles ". La sexualité n'est donc pas, comme l'affirmaient certains prédécesseurs de Freud, déterminée par l'instinct et la reproduction. L'objet sexuel peut changer constamment : personne de sexe opposée, de même sexe, chaussures, bas, etc... Freud sépare instinct, qui est quelque chose de déterminé, et pulsion, non déterminée. La sexualité s'échappe de la Règle : prenant sa liberté, elle perd ses repères et ses certitudes. Quelle est donc la règle en matière de sexualité ? Au nom de quelle autorité morale ou religieuse, de quelle loi, veut-on imposer un modèle de sexualité plutôt qu'un autre ? Certains, péremptoires, sûrs du déterminisme biologique, affirment que tout est fonction d'hormones, de cellules. Pourtant, il y a de l'homosexualité dans l'hétérosexualité, comme il existe de l'hétérosexualité dans l'homosexualité. Pour Freud, c'est la composante homosexuelle chez chacun de nous qui nous permet d'établir des rapports " harmonieux " avec les personnes de notre sexe. On peut donc sérieusement mettre en doute la nature même de cette détermination biologique. Qu'en est-il par exemple d'une personne ayant, selon le mot populaire, de grands besoins sexuels ? Suivant les civilisations, les coutumes, cette " hyper-sexualité " aura-t-elle les mêmes objets ? Quelle est la part de la société dans l'élaboration d'une conduite sexuelle dominante ? Est-ce ce couple canonique, homme-femme, sûrs d'eux-mêmes et de leur projet de " croître et de multiplier " ? Pour René Girard, la multiplication des désirs engendre la multiplication des conflits. Plus je désire, plus j'envie la femme, l'amante de mon ami, plus je crée des sources de conflits. Faut-il en conclure que l'on doive re-tourner à cette configuration de base, ce couple homme-femme, toujours fidèles et emblématiques, modèles parfaits donc impossibles à réaliser que l'on voulait nous présenter comme seuls possibles ? Faut-il renier les avancées sociales, qui se sont faites contre la Loi religieuse souvent : la loi du monde s'opposant presque à celle de Dieu. Faut-il remettre ces évolutions sociales en question ? Peut-on refuser le divorce, la contraception, le contrôle des naissances, la lente progression du rôle des femmes dans la société, la tolérance à l'égard des sexualités que l'on pensait déviantes ?
On remarque que la bisexualité faisait en 1998 la une de nombreux journaux parisiens : être bisexuel c'était être " branché " (enfin, dans certains milieux protégés de la capitale, ailleurs en France, on peut émettre quelques sérieux doutes). Mais si tout est possible, où est la loi ? Que dois-je faire ? Qu'est-il juste de faire ? Faut-il amalgamer à nouveau désir, plaisir, sexualité, procréation ? Le grand danger de ces avancées sociales est évident : seuls des groupes réactionnaires, traditionalistes, voire extrémistes, apportent des réponses claires sur ce que l'on doit et ce que l'on ne doit pas faire. Là aussi, un autre projet est à construire, projet d'inclusion de la différence, mais aussi projet du rétablissement de la Loi.
La difficulté particulière qui réside dans l'étude de la sexualité, des sexualités, est d'un ordre presque ontologique, de l'ordre de la remise en question de la fondation de mon être même. La sexualité et l'érotisme qui la transfigurent m'interrogent dans mon intimité propre : " Toute la mise en uvre de l'érotisme a pour fin d'atteindre l'être au plus intime, au point où le cur manque " . De surcroît, l'étude des sexualités est aussi le lieu de tous les fantasmes, de toutes les projections de son propre désir, le lieu de toutes les peurs, de toutes les exclusions : ma/notre sexualité est la bonne nous dit le sous-texte des livres traitant de sexualité. Plus on touche à l'intimité de quelqu'un, plus on touche à sa souffrance.
Tout se comprend. On comprend l'inquiétude de cet éternel mari " à la Dostoïevski ". Cet homme, pourtant hétérosexuel, qui ne vit son désir pour la femme que par le regard d'un autre homme. On imagine son inquiétude face à un possible dévoilement de son homosexualité, de l'homo-sensualité, de son homo-identité ; lui qui a toujours besoin de l'accord d'un autre homme, qui a besoin de se nourrir du désir d'un autre homme, pour désirer sa propre femme. Est-il homosexuel " latent " comme le voudrait Freud, où est-il l'exemple le plus " abouti " de ce que René Girard nomme désir mimétique ?
On comprend aussi la révolte, la violence, le besoin d'affirmation des homosexuels révolutionnaires de la fin des années soixante en France. On rappelle, avec raison et justice, le génocide juif, mais on mentionne rarement l'extermination massive et programmée des homosexuels, hommes et femmes, par les nazis pendant la seconde guerre mondiale. De l'étoile jaune au triangle rose, il s'agit du même signe, de la même exclusion. Suite à des années de soumission, d'anéantissement des différences, il est un devoir d'être humain, un devoir social de protéger la différence contre l'imbécillité. D'ailleurs, la violence que suscite parfois les sexualités " autres " prouvent qu'elles sont au cur de bien des choses : trop proches elles gênent d'autant plus. Les sexualités en général inquiètent et ont toujours été tenues à distance, strictement codifiées par les pouvoirs en place. Que peut nous dire cette peur ? Comment donc aborder la sexualité, lieu de tous les fantasmes, de toutes les peurs et donc de toutes les mauvaises fois ?
On utilisera les outils girardiens sur le désir mimétique pour les mettre à l'épreuve des textes et des recherches interdisciplinaires (quitte d'ailleurs à les malmener quelque peu). Il nous faut aller du mensonge romantique, du mensonge social à la vérité romanesque. Les grands auteurs définissent, élaborent du désir, en révèlent toutes les arcanes. Lisons les textes, lisons la littérature, les littératures, les mythes, les rites d'initiations pour comprendre. Lisons Claudel, Genet et Williams. Claudel dévoile le désir mimétique, l'impossible réunion des êtres ; Genet dénonce magnifiquement les doubles ; Williams montre la fascination du même, cet autre moi que l'on ne peut aimer qu'en se faisant Lui, qu'en l'ingérant dans une cérémonie, copiée ou inverse, de celle de l'Eucharistie. Les Règles qui apparaissent sont celles du désir : comment il se construit, s'élabore ; comment il se modifie, se " perméabilise " ? Je suis " poreux à l'autre " affirment ces écrivains.
Si je suis " poreux à l'autre ", comment cela se concrétise-t-il dans les champs des sexualités ? Où me mènera mon double, mon autre moi-même ? Qui dois-je suivre (encore une question de Règle qui s'immisce par ce verbe devoir) ? Dois-je aller du même à l'Autre, de l'identité à la différence, ou est-ce une illusion si c'est un autre moi-même qui me guide vers la différence, si je suis le désir qu'un autre homme m'évoque pour une femme par exemple ? C'est dans une perspective interdisciplinaire que l'on peut bâtir, décrire les différents champs des sexualités : le " domaine " des hétérosexualités et en parallèle - en miroir en fait - celui des homosexualités. Freud apporte un premier triangle, triangle dipien du choix sexuel ; certains de ses " disciples " poursuivent ses théories et multiplient les triangles des possibilités. Les récits ethnologiques, les contes, les littératures complètent l'image des comportements sexuels. On s'acheminera vers l'élaboration d'un schéma d'un continuum des sexualités. Si la Règle tente d'exister fortement en matière sexuelle, pourquoi donc est-elle si variable, si sujette à discussion ? Pourquoi donc " ne marche-t-elle " pas, pourrait-on dire trivialement ?
Les hétérosexualités ont en miroir leurs doubles homosexuels &endash;doubles monstrueux pour certains. Dans ces conditions, comment la Règle pourrait-elle être strictement d'ordre sexuel ? Tant qu'un individu n'est pas contraint à subir une sexualité plutôt qu'une autre, tant qu'il n'y a pas violence (comme dans des rapports non consentis de part et d'autre, comme dans des rapports de viol, des rapports pédophiles, etc.), toutes les sexualités existent simplement en tant que telles. Tant que l'Autre reste pour moi Sujet, et non simplement Objet de mon plaisir, il n'existe pas de violence et la Règle est conservée. Pourquoi donc les sexualités inquiètent-elles la Loi, surtout la loi sociale, mais aussi celle morale ?
La question de la loi restera donc entièrement posée. Si la Loi ne s'applique pas en matière de sexualité, quelle est-elle ? Quel est son lieu propre ? Du sexe à l'amour, amour don de soi, don à Autrui (mais qui est-il ?), puis don au monde ; c'est sans doute là le dernier lieu géographique qu'il faut explorer pour aborder la notion de Règle ? Quelle est cette Loi qui refuse le tiers exclu lorsque ce tiers est bouc émissaire ? De quelle nature est cette loi s'intégrant à un projet doux ?
Enfin, on pourrait reprendre mot à mot Corneille dans son Épître de l'Illusion Comique : " voici un étrange monstre que je vous dédie ". Notre livre qui traite de désirs est aussi un curieux monstre. Il s'intéresse aux littératures pour définir une ébauche d'une théorie des sexualités, il emprunte à de nombreux domaines, littéraires donc, mais aussi sociologiques, historiques, ethnologiques, psychologiques voire philosophiques. À la façon d'un puzzle, puzzle d'idées, il cherche plus à explorer, questionner certaines pistes qu'à donner, cela va presque sans dire, une vision exhaustive de l'état des recherches dans les domaines cités. Quelques " passages choisis " permettent d'élaborer cette réflexion, cette mise en perspective des textes, jadis éloignés. Ce livre vise à proposer des voies de réflexion nouvelles vers une certaine vision des sexualités, une certaine idée humaniste et tolérante de l'homme et de son désir.
Copyrights : l'Harmattan, Daniel Lance, 2000.