Je rêverais que nos portes souvrissent devant le
singulier que le pluriel persécute.
Jean Cocteau
Discours de réception à lAcadémie
Française.
Mes livres seront-ils jamais autre
chose quun prétexte à montrer un soldat et un
nègre fraternels jouant aux osselets dans une prison sombre et
claire.
Jean Genet
Notre-Dame-des-Fleurs.
Connaissez-vous Genet? Ou selon le mot de Sacha
Guitry sur Molière : « quoi
de nouveau : Molière! »; « Quoi de
nouveau : Jean Genet! » Pourtant, il ne sagit
nullement de comparer le théâtre de Genet avec celui de
Molière, ou détablir des parallèles entre
un hypothétique engagement social de Genet et les piques, les
attaques dun Molière contre les travers de la nature
humaine. De plus, Genet préférerait sans doute
être associé à un Racine plutôt quà un
Molière
Non, il sagirait plutôt de
sinterroger : Genet ne serait-il pas à
découvrir ? Genet ne serait-il pas autre à chaque
lecture. Je suis comme tout le monde essentiellement changeant
répondait-il à Hubert Fichte.
Mais plus que cela, plus que cet aspect mouvant, son uvre
nest-elle pas à explorer encore et encore ?
Genet à mille facettes se ressemble-t-il
à lui-même, dailleurs ? Genet nest-il
pas complexité ? Son uvre ne serait-elle pas
à plusieurs tiroirs ou construite à la manière
des poupées russes ? Ne serait-elle pas elle aussi une
sorte de manteau darlequin ?
Ce manteau darlequin genetien ne
présenterait-il pas, malgré tout, une certaine
homogénéité, un certain continuum de
thèmes, quoiquait pu affirmer Genet ?
Posséderait-il un sens secret, un chemin caché que
certains thèmes reproduisent à linfini ? Voici,
en tout cas, la question qui pourra servir de ligne de
réflexion à ce livre.
Et tout dabord avec certains
« principes », qui seront plutôt des
non-principes. Le premier en toile de fond, celui du
non-jugement : ni juger, ni récupérer Jean Genet.
Ce principe paraîtra évident, pourtant il nest pas
si aisé à tenir ! Entre fascination et
provocation, Genet dérange et masque une autre
compréhension de son uvre.
Nolite judicare, donc ! Genet se veut le poète de labjection et
décide de chanter un monde dont les valeurs sont
opposées aux valeurs dites traditionnelles ( à supposer
quelle existent encore). Il écrivait dans Pompes
Funèbres :
Je me suis voulu traître, voleur, pillard
(...) monstrueusement je méloignais de vous, de votre
monde, de vos villes, de vos institutions.
Juger Genet, cela revient
à se couper de toute compréhension de son uvre,
sinterdire toute perception de la beauté poétique
des textes, rester en soi alors que Genet oblige à en sortir. Il fait partie de ce
type décrivain, avec Céline, qui engendre une réaction vive chez le
lecteur. Genet vit dans un monde différent, violent
parfois. Il oblige le lecteur à sinfiltrer dans un
univers où toute perception est soumise à dautres
règles, des règles strictes. Il oppose à notre
réseau de conventions un autre système : nos lois sont
inversées, retournées avec rage et perversion. Porter
un quelconque jugement sur le vol, lhomosexualité, la
trahison, le crime revient à sinterdire
dapprécier la poésie, la singularité de
lécrivain. Pour essayer de suivre Genet sur son chemin dauteur, il est
nécessaire de se défaire de tous
préjugés. Genet provoque. Être choqué, cest
tomber dans le piège le plus élémentaire de
cette démarche. Il faut, au contraire, cerner et comprendre la
nature du malaise que lécrivain a fait naître,
sciemment. Retenir laspect repoussant de luvre,
cest lui refuser son véritable intérêt.
Être fasciné, cest ne voir quun seul aspect
de son uvre, le goût du mal, Bataille la
montré avec brio.
Que représente, donc, la provocation
comparée à la puissance poétique ? Le
Balcon considéré
sur son angle outrancier vieillit, en revanche, le souffle demeure.
Sarrêter à ce quune uvre a de
scandaleux, cest se refuser à comprendre ce quelle
peut avoir de plus profond.
Tout jugement ne peut être que réducteur
et fait intervenir vécu, sentiments et réactions
instinctives qui sont par essence limitées. Les
réactions seront toujours fonction dune culture,
dun passé, mais il est néanmoins possible de
tenter de conserver un il neuf, de garder une attitude ouverte.
Sartre, à propos de
Gustave Flaubert développait la même attitude :
(...)
en 1943, relisant (la Correspondance de Flaubert) dans la mauvaise
édition de Charpentier, jai eu le sentiment dun
compte à régler avec lui et que je devais, en vue de
cela, mieux le connaître. Depuis mon antipathie première
sest changée en empathie, seule attitude requise pour
comprendre.
Genet choque, Genet récupéré par
« lintelligentsia » nest plus
Genet.
Reprenons quelques polémiques. En 1949,
François Mauriac a entretenu une polémique littéraire
avec Genet, et au travers du
poète avec Cocteau et Sartre, preuve de ce manque
« dintelligence » face à une
uvre différente. La violence des propos étonne et
montre quun « critique », fût-il le
grand homme du Figaro, peut ne rien comprendre à un auteur.
François Mauriac a, tout dabord, dans un article du Figaro
littéraire, tenté dapprocher
luvre de Genet. En fait, un examen
attentif de cette critique rendait lauteur des Mal-Aimés
suspect :
Que M. Jean Genet soit un écrivain, quil ait même
le droit au nom de poète, il faut en convenir (...)
Littérairement, quoi de plus monotone, de plus court, de plus
stérile que le vice? (...) A linversion physique
correspond chez (Genet) une autre
inversion de lordre spirituel qui navait peut-être
jamais été exposée et défendue avec une
passion plus lucide.
Le couperet final était sans appel :
Votre vraie grandeur eût été de
consentir à navoir dautres témoins que
vous-même. De son héritage, les misérables fils
dArthur Rimbaud ont rejeté ce qui fait resplendir à
jamais, entre tous les poètes maudits, lauteur
dUne saison en Enfer : son renoncement à
lexhibitionnisme littéraire, cette vocation du silence
à laquelle il est demeuré fidèle
jusquà la mort.
À un Genet grisé de littérature, dans une gloire
naissante, un écrivain conseillait le silence !
François Mauriac affiche une certaine tolérance &emdash; ou
curiosité &emdash;, un certain respect à
légard de Genet dans le seul projet de le récupérer
et ainsi de lui dénier sa spécificité. Attitude
perverse sil en est. Dailleurs, les ponts devaient se
rompre rapidement. Mauriac insulta et Genet et Sartre, ce qui inspira les
lignes suivantes à Jean Cocteau :
Lorsque Mauriac traite Sartre de « rat gluant » et
luvre de Jean Genet « détron », dans
un article digne de ladmirable clairvoyance dAlbert
Wolff, il me
représente un de ces locataires qui, sous prétexte de
tapage nocturne, tapent au plafond pour rappeler à
lordre un malade qui souffre au-dessus et qui marche de long en
large. Et aussi ce prêtre qui cognait au mur dune chambre
dhôtel, prenant pour des râles damour les
râles dune agonie.
Pauvre Mauriac. Il nen rate pas une, et prend
avec lavenir un dangereux rendez-vous. 2.X.1952.
Lattitude de François Mauriac
mériterait de plus amples développements. Jean
Cocteau, répondant
à une critique de Bacchus par Mauriac, avait écrit, en
1951, une « lettre ouverte » à
lacadémicien
où il lui exprimait son sentiment.
Sartre, en 1949,
plaçait Notre-Dame-des-Fleurs dans la tradition de Villon, Sade, Rimbaud et, cela va sans dire, de
Lautréamont. Le philosophe abordait ainsi
Genet sous un aspect beaucoup plus éclairant.
Il est aisé danalyser rapidement la
démarche la plus évidente de Genet. Il cherche
à prendre à rebours, à
« révolter contre lui » ce monde qui
la rejeté :
Genet défait tout ce qui fait une
société : la morale, le respect des institutions,
des lois, les « bons sentiments ». Cette
société est assise, il la met à lenvers.
En cela, il continue lexpérience de Rimbaud ou de Lautréamont :
Jai fait un pacte avec la prostitution afin
de mettre le désordre dans les familles.
Un temps je vécus du vol, mais la
prostitution plaisait davantage à ma nonchalance.
Ce vers « libre » de
Lautréamont, Genet aurait pu lécrire. Dans un entretien
avec Bertrand Poirot-Delpech, Genet parlait de la haine :
B-P D : Vous êtes sans colère et
sans drame?
J.G. : Oh je laffirme dune façon
si péremptoire, si vivace que je me demande si,
réellement, cest sans colère et sans drame.
Là vous venez de toucher quelque chose. Je crois que je
mourrai avec de la colère contre vous.
&emdash; Et de la haine?
&emdash; Non, jespère que non, vous ne
le méritez pas.
Cette haine Lautréamont la brandissait à
la manière dun sceptre maléfique :
Lecteur, cest peut-être la haine que tu
veux que jinvoque dans le commencement de cet ouvrage !
Qui te dit que tu nen renifleras pas, baigné dans
dinnombrables voluptés, tant que tu voudras, avec tes
mains orgueilleuses, larges et maigres (...).
Même écho chez Baudelaire :
Cest le Diable qui tient les fils qui nous
remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des
appas;
Chaque jour vers lEnfer nous descendons
dun pas,
sans horreur, à travers des
ténèbres qui puent.»
Ou chez Rimbaud :
Ô lâches, la voilà!
Dégorgez dans les gares!
Le soleil essuya de ses poumons ardents
Les boulevards quun soir comblèrent
les Barbares.
Voilà la Cité sainte, assise à
loccident !
Violence des mots, force poétique. Voilà
le compagnonnage que sest choisi Genet. Ce qui est hideux est
renversé pour devenir de la poésie. Limage des
poux est utilisée chez Genet de la même façon que chez
Lautréamont :
(...)
Salvador prenait soin de moi, mais la nuit, à la bougie, je
recherchais dans les coutures de son pantalon les poux, nos
familiers. (...) Nous les chassions avec lespoir que dans la
journée les lentes auraient éclos. Avec nos ongles,
nous les écrasions sans dégoût et sans haine.
(...) Sur le col de Stilitano(...) le pou nétait pas une
petite tache égarée, il se mouvait, se
déplaçait avec une vélocité
inquiétante, comme sil eût parcouru, mesuré
son domaine.
Et :
Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux
quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres
de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus
jaunâtre. Je ne connais pas leau des fleuves, ni la
rosée des nuages.
Avec une même jubilation particulière,
Lautréamont et Genet rêvent de destruction :
Si la terre était couverte de poux, comme de
grains de sable le rivage de la mer, la race humaine serait
anéantie, en proie à des douleurs terribles. Quel
spectacle! Moi, avec des ailes dange, immobile dans les airs,
pour le contempler.
Quand Hitler a fichu une raclée aux Français, eh
bien oui jai été heureux, jai
été heureux de cette raclée. Les Français
ont été lâches. (...) la correction donnée
par larmée allemande à larmée
française. (...) grisant, je vous assure.
On apprécie Lautréamont grâce à ce jeu et à ces choix
et au-delà de ceux-ci. Le même travail est à
effectuer avec Genet. Celui-ci expose
à dessein sa saleté, sa lâcheté, la
diarrhée de Java.
Il faudrait commencer à comprendre (en revenant à
lattitude de Sartre) quil
sagit là des structures, des mécanismes de
lunivers genetien. Lerreur serait de succomber à
lapparence maléfique (par refus ou par fascination). Le
rôle du lecteur nest pas aisé. Il lui faut
percevoir cette magie, mais aussi sécarter de cette
façon systématique que Genet a de se mettre en scène.
Ces mises en garde paraîtront, peut-être,
superflues. Rien nest moins sûr. Considérer
Genet comme quelquun de parfait, un exemple
damour, ou laccabler daccusations, cest
négliger ces quelques notes de « prière pour
un bon usage de Genet ». Genet dans sa vie a souvent donné des preuves
extraordinaires damitié, mais on oublie toute
lambiguïté de luvre lorsquon
lencense passionnément. Le considérer comme
« lopprobre de la littérature » est
indéfendable. Lorsque lon tente de mettre en question le
propos de Genet, on
saperçoit que lintelligence des textes interdit de
telles erreurs.
Le jugement banni, la pensée de Genet sappréhende sous un angle bien plus
fructueux. Le poète, sil navait pas
été provocateur et révolté, aurait pu
écrire le mot de Nietzsche : malheur à moi je suis
nuance, ou nuances, quil faut explorer, interroger.
Genet, sil
écrit pour défier son lecteur, pour le provoquer, tente
aussi désespérément dêtre
accepté. Vers la fin de sa vie, il pensait :
Je crois que finalement toute ma vie a
été contre. Contre les règles blanches (...) des
Blancs.
Ce qui jalonne son uvre :
(jai décidé de) vivre
tête basse selon une morale inverse de celle qui régit
le monde.
Cette haine de la société blanche lui a
permis dapporter la « pagaille en
lui-même » .
Lui aussi est blanc. Malgré cette animosité
viscérale, il écrivait dans
Notre-Dame-des-Fleurs :
Jai besoin de me plaindre et dessayer
quun lecteur maime!
Ce que rapporte aussi Simone de Beauvoir :
« Jécris pour quon
maime » a écrit Genet.
Paradoxe! Deux types de comportements coexistent. Le
« lecteur » était englobé dans un
« vous » méprisé, le voici requis
pour un service damour. Ainsi, il est assez douteux de vouloir
décrire dun mot le poète. À peine
Genet sest-il
« confié », quil se rétracte,
attaque. Au lecteur de découvrir sa véritable
sincérité. La confession de Cocteau, « Je
suis un mensonge qui dit toujours la
vérité », pourrait correspondre à
Genet. Même si les
deux poètes nont pas la même façon
daborder la création. Genet, lorsquil a
rencontré Picasso, confiait à
Cocteau :
Il parle de Picasso : je ladmire mais je
ne laime pas. Il est encore plus truqueur que moi. Devant les
Rembrandt de Londres, il est facile de comprendre quil
savait ne pouvoir être un dieu de la peinture. Cest parce
quil le savait quil a décidé den
être le diable.
Sil se dit « truqueur »,
« spontané simulateur »,
dans Pompes Funèbres,
il ne veut pas que lon doute de sa douleur.
Dans Le miracle de la Rose,
il décrit une sorte denvoûtement : par
des voies « mystiques », il rejoint un
condamné à mort avant que celui-ci ne soit
décapité. Son uvre est prétexte à
poésie :
Laboutissement le plus élevé de
tout événement est le poème.
Conscient de cela, il faut trouver une approche qui
permette de ne négliger aucune facette de luvre de
Genet, tout en
évitant de se perdre dans de multiples citations et
déclarations contradictoires. Dans cette optique, il est tout
à fait intéressant détudier Genet en fonction du thème du double, utilisant
aussi les théories de René Girard sur la « mimesis », le bouc
émissaire, la crise sacrificielle. Lange sera donc
perçu comme un double parfait. Partant de cette notion, il est
possible daborder les textes de Genet sur lart dans une perspective
complètement nouvelle et de tenter dapporter une
solution à ces dialectiques du Bien et du Mal que Genet sest plu à développer. Seule,
la parole poétique demeurera :
La parole poétique ne soppose plus
alors seulement au langage de la pensée. (...) Dans cette
parole poétique sexprime le fait que les êtres se
taisent. (...) La parole poétique nest plus parole
dune personne : en elle, personne ne parle et ce qui
parle nest personne, mais il semble que la parole seule parle.
Le langage prend alors toute son importance ; il devient
lessentiel (...).
Enfin que cet essai ne soit pas travail critique mais
simplicité et compréhension :
(Raymond Radiguet) inventa et nous
enseigna cette attitude dune nouveauté étonnante,
qui consistait à ne pas avoir lair original (ce
quil appelait porter un costume neuf) ; (...) il nous
conseilla décrire « comme tout le
monde » parce que cest justement par où
cest impossible que sexprime loriginalité
(...).
Écrire comme tout le monde, sans jargon, mais aussi écrire précisément. Aussi, beaucoup de citations, de références, de croisements didées, de mouvements de pensées jalonneront cet essai sur Genet. À lire sur Genet, on ne trouve pas forcément Genet (Genet ne se reconnaissait pas dans la statue que Sartre lui avait construite). À chacun de comprendre Genet par le parcours qui lui est ici proposé, par des Genet pré-écrivain, des Genet passionnés de littérature, par des Genet en rupture avec le monde littéraire, par des Genet aux côtés des Black Panthers, dAngela Davis, des Palestiniens, mais aussi par un Genet compagnon de Giacometti et de Rembrandt Un Genet en quête de double, des Anges, ou en quête de ce quest lhomme ?
lequel se trouvent plongés les personnages de Genêt (sic). La question qui, pour lui, se pose est de savoir si oui ou non Genêt avait le droit de les poser, de les exprimer ».