Le Bagne au Théâtre de Nice, 5 mai 2004,

en première mondiale, mise en scène Antoine Bourseiller.

Document intégrant le dossier pédagogique de la pièce, présentation le 15 avril 2004.

 

Le Bagne, moment d'acmé d'un certain imaginaire de Jean Genet ; point culminant d'un espace que Genet aurait voulu si parfait qu'il ne le finît jamais. De manuscrits déchirés ou brûlés en esquisse d'un univers, aboutissement d'une certaine œuvre de l'écrivain, Le Bagne, quelle qu'en soit sa forme, sa " version ", représente cet absolu d'un monde qui n'est plus, d'un monde rêvé.

Antoine Bourseiller, en mettant en scène le Bagne, en première mondiale, relève un pari dangereux et magnifique : celui de montrer à voir l'invisible, un paysage lointain d'un cheminement genetien, une quête impossible et paradoxale, presque une quête mallarméenne : donner à voir une rose, l'absente de tout bouquet. Genet dans une lettre à Léonor Fini demandait à l'artiste d'apparaître : " Ne croyez pas Léonor, que je plaisante : cessez le jeu des apparences : apparaissez. " Pour le Bagne, il s'agit plus que jamais, de relever le même pari. Antoine Bourseiller le sait bien, lui l'ami de Genet, lui qui put filmer un entretien, sans doute un des justes, des plus sensibles, avec l'écrivain, il s'agit de laisser une magie s'opérer. Il s'agit " d'évoquer ", ex-vocare, faire entendre d'autres voix surgies d'un pays banni, un pays crépusculaire où la Mort sanctifie des êtres, des assassins merveilleux qui atteignent au Bagne leur accomplissement. Une guillotine, dont la lame devient un instrument du sacré, attend d'accomplir son œuvre. " Ne vous gênez pas : évoquez." C'est la demande du directeur du Bagne, avant la comparution devant lui de l'assassin Forlano, récemment arrivé. Plutôt que comparution, on devrait plutôt écrire " apparition ". L'assassin apparaît au Monde, le rideau se lève sur lui. Les bagnards ont les cheveux coupés, leurs boucles tombent au sol ; l'économe recrée la scène, scène initiatique où les bagnards sont débarrassés de leur différence, de leurs habits, de leurs cheveux, pour atteindre à l'essence de leur rôle. Ils perdent, paradoxalement encore, tout angle, tout " ego ", toute particularité pour mieux accomplir leur rôle : " il caresse le portrait parlé de l'assassin : front moyen, nez moyen, bouche moyenne. Une masse d'ombre vient s'ajouter à la masse totale des nuits. " Deux fois dans la pièce, ce type de description revient, et en second lieu en fin de pièce, place toute symbolique. C'est de leur ombre, quelconque, absente, qu'ils resplendiront !

Au détenu Forlano, le directeur commente " une riche collection " de photos d'assassins, sortes d'icônes protégées, assassins morts, morts dans ce que Genet appellerait ailleurs leur " gloire ". " Gloire " de Querelle de Brest lorsqu'il accomplit son destin en trahissant, en tuant, en se battant avec son double son frère, avec qui il se confond. Gloire de Forlano. " Vous, vous êtes jeune, et déjà repéré par Dieu ". C'est bien l'univers du sacré qui est ici é-voqué, " re-pris ", ainsi que le texte l'écrit.

Car dans le Bagne, ce sont toutes les figures genetiennes qui sont ici convoquées. Par exemple. Celles des bijoux ou des fleurs, inventées, créées par Roger, " la donneuse ", celui qui trahit, qui trahit " admirablement " : " quand j'ai fini un bouquet, j'ai le ciel pour nous ". Ferrand, qui brille une fois par mois, en coupant la tête d'un détenu, vit parmi ses aides qui deviennent ses " rosiers " : " mes rosiers grimperaient la mort ". Celle des crachats, voûte étoilée, constellation, du bagnard Rocky : " Depuis que j'ai appris à expédier mes mollards sur les murs et le plafond, je ne suis plus seul… Un ciel m'environne ". Crachats, signe inversé, autre signe de sanctification, où Genet, reprenant une scène du Miracle de la Rose, fait dire à un des bagnards, de noble famille, voyant passer Forlano : " je te dis : ouvre ta gueule, que je la remplisse de mollards millénaires ! Ouvre. " Celle de l'assassin-dieu, jeune et déjà séparé du monde. À Forlano, le directeur demande de ne pas s'évader " dans l'indifférence ", car le directeur sait que l'assassin appartient à un autre monde. Exclu parmi les exclus, il s'échappe de sa condition en accomplissant son destin dans la plus parfaite solitude. Dernière figure ancrée dans la pièce : celle des doubles.

Le surveillant Marchetti forme un couple étrange avec le bagnard Rocky, chargé de commander les punis. Rocky s'érige en statue, statue de l'autorité, autorité transférée : Marchetti l'habite, le fait vivre. D'ailleurs, Marchetti tourne autour du prisonnier comme on tourne autour d'une statue précise le texte. Rocky vit de son autre double, Ferrand, dépositaire du couperet de la guillotine, autre ange de la mort. Rocky et Ferrand se battent et se respectent. Ils ne se battent que pour mieux combattre et revivre leur impossible gémellité. Forlano, comme Harcamone, dans le Miracle de la Rose, vivent pour un autre monde : " Harcamone vivait parmi nous, mais ce qui circulait dans la colonie n'en était que l'enveloppe magnifique entrée dans l'éternité. " Tous deux sont deux rois que l'on vénère avant de les sacrifier. Forlano, avant même d'apparaître, est pressenti ainsi par le directeur du bagne : " On le traite comme un roi captif, ce Forlano. " Car les rois captifs sont d'autres formes de victimes émissaires, on les engraisse, on les vénère avant que de les tuer, dans une crise sacrificielle, où l'union de tous s'établit contre un : le roi, la victime. Ainsi dans Le Bagne, l'exécution de Forlano est précédée par celle de Marchetti, exécuté par on ne sait qui ? Rocky, Ferrand, Forlano, tous s'accusent du même crime : celui du beau surveillant chef, figure complémentaire d'eux-mêmes. C'est encore une fois l'union de tous contre un. On ne sait pas, on ne sait plus, qui a commis le crime car peu importe, tous sont coupables autant qu'ils sont innocents. Ils ne prennent existence qu'autant qu'ils accomplissent leur temps, autant qu'ils peuvent aller " au bout d'eux-mêmes ". Aussi Forlano va être coupé " en deux. En deux moitiés inégales. " et Ferrand, son bourreau, de l'étreindre. Notre-Dame-des-Fleurs, dans le livre du même nom, aima son bourreau avant d'être exécuté lui aussi. Les deux scènes participent de la même cérémonie !

 

Antoine Bourseiller met en scène, transcrit, à son tour, ce monde du Bagne. Lors des répétitions, il écoute, pointe, propose une nuance, corrige sans corriger, mais surtout permet au comédien de vivre, de faire sien, un texte, de devenir, lui aussi " autre ", un personnage " légendaire " de Jean Genet. Il laisse au texte la place première, c'est le texte qui portera les comédiens, d'une première lecture autour d'une table à cette construction lente de cet autre rituel qu'est le théâtre. Antoine Bourseiller a épuré la scène : un mur &emdash; mur de prison ? &emdash; tient une place centrale, des têtes, des bras s'en échappent par les meurtrissures, meurtrissures où des brides de vie resplendissent. Antoine Bourseiller connaît sa responsabilité, responsabilité d'ami de Jean Genet, responsabilité de créateur, et s'en acquitte en s'effaçant précisément pour laisser naître la seule évocation possible : celle d'un autre sacré, celle d'une fidélité partagée !

 

Copyright: Daniel Lance

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