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Shakespeare, les feux de l'envie
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En ces temps troublés d'inquiétudes, de guerre, de violence, il est salutaire et nécessaire de refuser l'escalade, de s'arrêter, de se fermer, pour un instant, aux nouvelles, à la nouveauté illusoire, et prendre le temps de la réflexion, prendre le temps d'une lecture. Cette lecture serait... Shakespeare, les feux de l'envie.
René Girard a obtenu le prix Médicis pour son livre sur Shakespeare. Dans ce livre beau et rigoureux, le philosophe multidisciplinaire interroge les textes de Shakespeare au moyen du système mimétique, copie du désir de l'Autre, du com-père, du co-pain, du rival; le désir est source par conséquence de conflit . C'est dire si cet essai s'inscrit en droite ligne de la Violence et le sacré, de Mensonge romantique et vérité romanesque. On lit, relit, Shakespeare, on lit Girard, et tout s'éclaire. Dans Songe d'une nuit d'été, le dramaturge livre une formule aussi puissante que cet « O hell! to choose love by another's eyes »: « O enfer! choisir l'amour par les yeux d'un autre ». René Girard propose son interprétation : les plaintes des amants ne sont que faux empêchements, le seul et véritable obstacle à leur amour, c'est leur soumission au désir mimétique. Aimer à cause du regard, des yeux d'un autre, c'est se soumettre à lui, aimer servilement et aveuglément ce qu'il nous dit d'aimer. D'autres exemples, d'autres passages suivent, ou précèdent, on trouve d'autres formules tout aussi brillantes et percutantes : « aime-le parce que je l'aime » (Comme il vous plaira) ; De ce bois/ est faite la flèche rusée du petit Cupidon/ Qui blesse par ouï-dire " (Beaucoup de bruit pour rien); et il faudrait être sourd &emdash; ou spécialiste chenu et convulsivement dédaigneux dûment estampillé par une hypothétique université ancestrale &emdash; pour ne pas applaudir à cette démonstration. René Girard serait-il content d'avoir enfin accompli sa tâche, d'être reconnu de ses pairs et de ses lecteurs ? Non. L'honorable philosophe, qui construit une oeuvre qui s'impose comme une des plus intéressantes et stimulantes pour l'esprit en cette fin de vingtième siècle, conteste et réprimande. La critique traditionnelle, les annotateurs sont malmenés. De quoi sont-ils coupables ? De censurer toute lecture mimétique, par des notes orientées et douteuses, par des interprétations, érudites certes, trop peut-être, mais qui passent à côté du véritable problème, ou plutôt du problème fondamental, celui qui à trait à l'essence des comportements : « l'envie ». On s'interroge, René Girard grossit-il une animosité, une réticence contre sa théorie, où bien, est-il vraiment celui par qui le scandale arrive, celui à qui « on » veut ôter toute originalité ou du moins la réduire ? Pourrait-il exister une sourde et pesante réticence? La réponse est dans les éléments constitutifs de la question. René Girard fait appel à des mécanismes primordiaux, ancestraux, sacrés, des mécanismes qui sont à la racine de nos comportements les plus intimes. Il s'agit véritablement d'un nerf inconscient dévoilé. Cette théorie inquiète ou dérange parce qu'elle remet en cause l'Être même.
En effet se plier au désir d'autrui, c'est avoir le sentiment de n'être que ce réflexe, que cette servitude, cet effet obligé. Qui suis-je, si je ne suis que le jaloux, l'homme d'affaire, le guerrier dont le rôle n'est que l'obtention de ce que l'autre a ? Qui suis-je, si je ne suis que ce désir d'autrui. Qui suis-je, si je ne n'obéis qu'à cette volonté d'être l'autre, le rival, le modèle ? Où est ma liberté ? Si je suis croyant, quelle est ma foi, si elle ne paraît que dictée par un désir mimétique souverain ? L'Être est-il un néant en attente de réalisation par l'intermédiaire d'un médiateur, d'un catalyseur, de quelqu'un qui dirait : « voilà ce qu'il faut désirer, voilà ce qu'il faut être ». Mais ce pas, s'il a été franchi par des chercheurs, des philosophes influencés par René Girard (même et surtout s'il n'est cité que dans des notes de bas de page); ce pas, René Girard ne le franchit jamais. Le philosophe démonte et démontre les systèmes, « le » système, traque la copie là où on ne voudrait pas la voir, mais laisse à l'homme deux choses: sa liberté et son sacré, en un mot son Être.
Nous pourrions d'ailleurs ajouter que bien au contraire, la connaissance de nous-mêmes, de nos ressorts les plus secrets ne peut et ne doit qu'aider sinon à nous délivrer de nos chaînes, en tous cas à nous corriger. S'améliorer, devenir plus sage, moins violent; c'est sans doute un des projets les plus importants dans l'état actuel de notre société.
Pour André Malraux, Gide était « le contemporain capital »; à René Girard une seule qualification conviendrait, celle de contemporain essentiel.
Daniel Lance (1990).