Vous êtes ici |
à la
différenciation violente
par
Daniel Lance
Docteur ès Lettres
Professeur de français et de philosophie
au centre pénitentiaire de Fleury Mérogis.
Intervention au colloque
« Éducation, mimésis, violence et réduction de la violence »
Symposium annuel de l'association COV&R
Colloquium On Violence and Religion
27-30 mai 1998
Ville de Saint-Denis
On peut se demander, au delà des clivages politiques, de la promesse de la réduction de la « fracture sociale », si le succès à l'élection présidentielle de Jacques Chirac, en mai 1995, n'est pas dû en partie à une idée force, mais quelle idée : « la dénonciation de la pensée unique »! Jacques Chirac, phoenix politique, que l'on disait dépassé, has been, perdu à jamais pour les Cassandres des sondages électoraux &emdash; Cassandres, qui elles, par malheur, sont crues &emdash;, renaissait de ses cendres au fur et à mesure qu'il développait à chaque occasion possible son attaque en règle contre la pensée unique. Un des fleurons de la pensée unique que l'on pourrait mettre en question, en doute, en naïveté, est l'indéboulonnable crise des valeurs, l'absence de repères, que l'on ne peut absolument pas éviter au premier journal télévisé, écrit, et même informatique sur Internet. Ainsi la violence viendrait en partie de cette cruelle absence de repères de toute une population de jeunes et futurs délinquants qui, perdus, s'attaqueraient à tout ce qui leur rappellerait de près ou de loin la société. Nous nous intéresserons donc plus particulièrement à cette partie de la société qui entre en délinquance comme on entre dans la vie active et qui atterrit donc régulièrement en prison. On s'interrogera sur le problème de l'exclusion, de la violence, de la prison.
Introduction
Poser la question de l'exclusion, c'est aussi poser celle de la société, de la démocratie. Qu'est-ce qu'une démocratie aujourd'hui ? Et tout d'abord à qui ou à quoi doit-on cette frange grandissante de tous ceux qui sont ou se sentent exclus du modèle démocratique de la société traditionnelle, de ceux qui deviennent délinquants, ceux qui votent pour des partis racistes et extrémistes, ceux qui sentent qu'ils n'ont pas de place réelle dans la société?
On constate la naissance, ou peut-être simplement la mise en valeur, la mise en média, d'une violence répétitive, presque banalisée (même si sans doute notre société actuelle est beaucoup moins violente qu'elle ne le fut jadis). On peut, et on doit, s'interroger sur cette nouvelle loi, la loi du plus fort, la loi violente qui réapparaît dans certaines banlieues, dans certaines écoles, dans certains bus, certaines lignes de métros, et peut-être d'une manière plus générale dans le quotidien des grandes villes.
Peut-on mettre en parallèle le phénomène démocratique avec l'émergence de la violence ?
On voudrait tout d'abord rappeler la pensée d'Alexis de Tocqueville qui a été un des premiers à dénoncer les dangers, les effets pervers de la démocratie. Lors de son voyage en Amérique, il a pu regarder d'un oeil neuf les qualités et les défauts du système démocratique américain. Tocqueville remarque que la démocratie tend à la centralisation, à la création d'un état-père omnipotent (et cela bien avant Freud). La démocratie pour l'historien sociologue en créant l'égalitarisation, l'indifférenciation des conditions entraîne une nouvelle forme de despotisme :
« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme.
[ ]Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance [...]» 1
Ce nouveau despotisme rejoint celui de la pensée majoritaire.
Une majorité n'est que l'oppression d'une minorité.
« Qu'est-ce donc qu'une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu'on nomme minorité? Or si vous admettez qu'un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n'admettez-vous pas la même chose pour une majorité » 2
Cette pensée majoritaire rejoint celle que dénonçait Jacques Chirac. Cette pensée majoritaire a de forts airs de famille avec la pensée unique qui nous rapproche à la fois d'un modèle anglo-saxon du politically correct ainsi que d'un mimétisme du jeu intellectuel où les idées sont dites, redites, copiées et recopiées avec quelques modifications de surface ou de formes. Comment définir les racines de ce politically correct où il y a des choses qui se disent, d'autres qui se taisent, d'un commun accord, ou désaccord, ou crainte. Peut-on imaginer dans le diktat d'une pensée majoritaire le fracas nietzschéen? Cette pensée fulgurante et provocatrice serait la proie d'une multitude de procès, d'anathèmes plats et convenus. Pourrait-on tolérer la mise en accusation de quelqu'un sur une difformité physique, une particularité, un goût, une tendance. Pourtant c'est en partie ainsi que Nietzsche niait, réfutait, effaçait Socrate qui, parce que laid, prônait en conséquence une philosophie de la dialectique et du faible:
« Socrate appartenait, de par son origine, au plus bas peuple : Socrate était de la populace. On sait, on voit même encore combien il était laid. Mais la laideur, objection en soi, est presque une réfutation chez les Grecs. En fin de compte, Socrate était-il un Grec ?» 3
Cet exemple montre la distance qui existe entre une fin de xixe et une fin de xxe siècle. La pensée unique est celle où les réponses économiques, les problèmes de société, s'ils n'ont pas tous les mêmes solutions, se rassemblent dans un halo falot de bonnes volontés réunies. Les seuls qui semblent rejeter une certaine consensualité de bon aloi sont des extrémistes de tous bords, rejoints par des citoyens exclus moralement ou physiquement de la cité et qui se doutent bien que ce modèle de pensée unique n'apportera pas une réponse satisfaisante à leurs inquiétudes.
En créant du consensuel, du général, de l'égalitaire, la démocratie génère de l'antidémocratie qui regroupe tous ceux qui ne peuvent se reconnaître dans ce discours-là. Cette acceptation obligée et non réfléchie de l'autre suivant de grandes idées communes devient une sorte de provocation envers tous les exclus, exclus déjà de ce langage. En fait, plus que de crises de valeurs, on peut remarquer la juxtaposition de deux volontés opposées. L'une qui voudrait accepter la différence, comprendre &emdash; celle qui aboutit directement au politiquement correct, point de départ de notre article &emdash; ; et l'autre, toute en instinct, qui retrouve une hiérarchie mais sur une base essentiellement violente. Ce principe doux de démocratie fait que droite et gauche peuvent, ou prétendent, être toutes deux humaines. On se souvient du célèbre « M. Mitterrand, vous n'avez pas le monopole du coeur » dit par Valéry Giscard d'Estaing à son concurrent de l'époque, malchanceux pour ce coup. Cette volonté de comprendre autrui, d'éviter la caricature, d'accepter la différence est un effet direct et pervers du vivre ensemble démocratique. La réduction des différences crée ce magma obligé d'une pensée mimétiquement unique. Mais celle-ci n'a plus les moyens de contraindre une pensée destructurée se situant en miroir, en réaction, contre une société en place. L'acceptation, somme toute forcée par la pression sociale, de la différence implique l'indifférenciation des choses et la restructuration des valeurs selon des schémas essentiellement violents.
Ce politically correct porte en lui sa « marque de fabrique », sa marque du nouvel establishment. Il est l'apanage de celui qui est intégré, qui a fait des études et qui s'exprime donc d'une certaine manière. S'affirmer en tant qu'exclu, c'est revendiquer de l'anti-politiquement correct, une haine des valeurs consensuelles, égalitairement reconnues. Le concept même de démocratie génère des ferments de révolte. Ainsi, cette démocratie, qui permet à tous de s'exprimer entraîne un respect obligé et non accepté, draine ainsi toute une partie de la société vers un refus de ces références qui manquent en fait de fondation, d'éducation réelle. Une part de plus en plus grande de la société, chômeurs, jeunes de banlieues dites difficiles repousse ces valeurs qui leur paraissent hypocrites. Le modèle même du grand frère n'est plus accepté, car ce grand-frère, c'est déjà le monde des adultes, c'est déjà celui qui peut travailler pour le supermarché du coin, y vendre son identité, sa force de travail, passer de « l'autre » côté.
Nos démocraties modernes, sont celles du matérialisme
et de la consommation, héritage d'un système capitaliste.
Nos sociétés occidentales vivent dans le règne de la consommation, surconsommation, nécessaire à l'économie. Il faut consommer de plus en plus pour pouvoir faire vivre cette société-là. Si l'on n'achète pas, les usines ne peuvent produire, donc il y aura encore plus de chômeurs et d'exclus d'après une logique que l'on espère nous faire passer pour seule viable. Que reste-t-il de la valeur des choses? La valeur des choses est fonction d'un critère mimétique de l'offre et de la demande? On peut penser, avec un sourire nostalgique, à ces produits durement acquis et qui s'héritaient de génération en génération. Mais à force de vivre dans cette civilisation du prêt-à-jeter, où l'on voit tout ce qui est rejeté par les grandes villes, les surplus des supermarchés, l'abondance extrême des denrées dévaluées, on en arrive à faire de même avec les êtres. Si les choses n'ont plus de valeur, les êtres, par ricochet, pourrait-on dire, n'en ont plus non plus. En fait, c'est tout un concept de crédibilité d'une société conventionnelle qui est mis en question. D'un côté, il existe un discours officiel de ce qui doit se faire, de ce qu'on ne doit pas dire, de ce que l'on doit respecter, des mots qu'il faut employer et d'un autre côté on voit que cette même société, qui prône cet apparent respect de l'individu, de sa différence, vit sur une civilisation essentiellement capitaliste du prêt-à-renvoyer. On peut ainsi opposer un discours «humain», voire social et les faits, où la force de travail d'un individu, son temps passé dans une entreprise n'est rien. La dimension humaine est de peu de poids face aux contingences économiques, ces fameuses lois du marché. Celui qui est exclu a donc la sensation qu'il assiste à un double discours : un discours bien pensant, politiquement correct, soi-disant respectueux et un discours très dur d'une société qui lui dit en face qu'elle n'a plus besoin de lui. Le chômeur, le S.D.F., le délinquant n'est pas dupe de ce double langage. Lors des licenciements, on assiste à des discours politiquement corrects sur la difficulté à licencier, la prise en compte des personnes, mais qui n'enrobent en fait qu'une lutte acharnée entre les entreprises. D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si le vocabulaire de la guerre se plaque sur celui du «marché», si le livre des Cinq anneaux, de Miyamoto Musashi est réédité maintenant aux États Unis avec, en couverture, le dessin d'un samouraï faisant face à un homme d'affaire. La logique de guerre doublée de la logique de concentration, des trusts, semble la même que celle des samouraïs et les vaincus, c'est-à-dire les chômeurs, les petites entreprises indépendantes, sont donc aussi mathématiquement de plus en plus nombreux 4.
Il existe une réelle tendance, s'insinuant presque à notre insu, de jeter ce qui ne sert plus, ce qui ne convient plus, ce qui n'est plus rentable. Ce mot de rentabilité est sur toutes les bouches: même les entreprises publiques, donc au service de la communauté veulent être rentables, comme si le service et la rentabilité étaient une même perspective. Par exemple, la S.N.C.F. peut fermer des lignes de chemins de fer car elles ne sont pas rentables. Mais bien sûr qu'elles ne le sont pa ! C'est justement le lot d'un service publique que de faire passer le service avant la rentabilité !
Qui est rentable, efficace, performant? Celui qui va travailler, produire, consommer, entrer dans tous les schémas préétablis de la société. Ou celui qui va par exemple travailler tout son temps à son élévation spirituelle, à la méditation. Ce dernier comment peut-il exister dans la société, obtenir un logement, pouvoir se nourrir? On peut même sourire: en amour qui est rentable, celui qui fait des enfants, celui qui aime bien, celui qui consomme le plus? Quels sont les moyens qui restent à ceux qui ne veulent ou ne peuvent vivre à leur place assignée en société. La rentabilité se pose comme un réel problème à repenser. Il existe, et sans doute heureusement, des choses et des êtres qui ne sont pas et ne seront jamais rentables. La question se pose alors : que faire de ces exclus ?
Il est intéressant de noter que cette consommation infiltre de nombreux domaines, Même la sexualité n'échappe pas à cette nouvelle loi. On voit qu'il existe une consommation sexuelle que l'on veut faire paraître pour toute naturelle. On peut citer l'article de René Girard qui prônait une écologie sexuelle, comme il existe d'autres écologies :
« On peut se demander si la révolution sexuelle n'est pas d'abord le produit du respect même qu'inspiraient les interdits dans la période antérieure, assez longtemps prolongée pour faire tomber dans l'oubli la nécessité naturelle de ces interdits, et cette nécessité alors se réaffirme brutalement, comme elle l'a sans doute déjà fait dans le passé en raison des transgressions massives dont ses principes font l'objet.
(...)
Peut-être faudrait-il lancer l'expression d'écologie sexuelle? Existe-t-il une écologie sexuelle, de même qu'il existe une écologie industrielle, une écologie forestière, etc.? Et s'il n'y a pas d'instinct chez les hommes, à la différence des animaux, pour imposer certaines limites à la consommation sexuelle, ne faut-il pas qu'ils inventent eux-mêmes les règles qui en assurent le respect?» 5
« Autocomplexification », voilà un autre élément moteur de notre société. D'une manière générale les choses génèrent elles-mêmes un complexité accrue 6. Ce phénomène d'« autocomplexification » appliqué aux études a pour conséquence qu'il existe de plus en plus de laissés pour comptes, de laissés sur le bord de la route. Les savoirs eux-mêmes sont de plus en plus complexes et donc spécialisés. Ainsi être exclu du savoir, de la connaissance devient de plus en plus fréquent malgré les volontés sociales et éducatives des gouvernements. On veut par exemple, légitimement, que de plus en plus de lycéens obtiennent le baccalauréat et accèdent donc au savoir? Mais d'un autre côté, les phénomènes d'illettrisme prennent des formes multiples et eux aussi complexes; ils inquiètent. On sait que lire ou écrire mal, mais aussi mal appréhender les structures logiques du discours sont des vecteurs de l'exclusion. La socialisation passe par l'accès à un certain savoir (enfin actuellement). On développe des situations d'expulsion sociale. L'enseignement, la scolarité participent, à leur insu, de ce phénomène. Dans des endroits dits sensibles (encore l'usage du politiquement correct), le professeur est en grande partie impuissant à lutter contre la violence, le manque de respect, les situations d'échec à répétition. C'est un ensemble d'éléments, parents, milieu social, société de consommation, qui, conjugués, font que les classes sont plus ou moins incontrôlables ; ou du moins si elles le sont ne sont plus des lieux d'études, mais des lieux de survie pourrait-on dire. Ainsi on fait « comme si », comme si la masse des exclus n'était pas grandissante, comme si tout le monde sortait d'un même moule, comme si tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent s'intégrer à un système, le système scolaire par exemple, appartenaient malgré tout à la société dite active. Les exclus deviennent des parias &emdash; même s'il est de bon ton de ne pas leur dire, et de faire comme si de rien n'était et les laisser aller de chômage en chômage, d'aides en aides, et d'humiliations en humiliations, tout en étant dans le fond assez surpris qu'ils ne se révoltent pas plus.
*
* *
Parler d'exclusion
On comprend ainsi que pour parler d'exclusion, il faille définir les critères d'entrée en société ? Parler d'exclusion, c'est implicitement aborder les phénomènes d'inclusion pourrait-on dire, d'intégration à la société. La démocratie génère paradoxalement de l'antidémocratie. Rentabilité, phénomènes d'« autocomplexification », surconsommation, et osons « consumation », autant des choses que des êtres, sont autant d'éléments de cette vaste spirale de l'exclusion. La spirale de l'inclusion sociale, par ses valeurs matérialistes, génère, en effet de miroir, celle de l'exclusion fondée elle aussi sur ces mêmes valeurs. On remarque donc que dans les trois thèmes précédemment abordés, on retrouve toujours cette même idée d'exclusion, que les trois principes créent, presque de manière automatique, cette masse grandissante d'exclus qui ne peut que s'opposer à une société en place.
En bout de chaîne, en monde parallèle : la Prison.
Elle récupère donc le lot de tous ceux qui ne sont pas rentables, pour un temps ou définitivement, ceux qui ne sont plus en accord avec les lois de la cité, ceux qui sont exclus du cercle social, du cercle du savoir, du cercle de l'existence reconnue.
La vieille hiérarchie de la prison, qui fonctionnait à merveille et permettait à tous de s'y retrouver, chancelle. Tout en bas de la hiérarchie, les « pointeurs », délinquants sexuels, les plus méprisés étant ceux ayant abusé d'enfants, puis les homosexuels efféminés, et tout en haut de cette hiérarchie les braqueurs de banques, les cerveaux en tous genre, etc Les surveillants laissaient les détenus « s'arranger entre eux » et les deux mondes parallèles: surveillants et surveillés pouvaient vivre en une certaine bonne intelligence, même s'il y avait méfiance et mépris souvent de part et d'autre. Les moments de violence, de crise mimétique où était passé à tabac un « pointeur », ou un autre exclu parmi les exclus permettaient de laisser s'échapper la pression. Les choses revenaient ainsi dans leur ordre initial. Mais voici que la tolérance, la compréhension, une certaine démocratie entre dans les prisons, d'hommes, d'adultes, principalement. On entend parler du terme de « malade à soigner » pour les délinquants sexuels, chose inconcevable il y a quelque années. Certaines émissions éducatives montrent les phénomènes de retour, les délinquants sexuels ayant souvent été eux mêmes abusés par un adulte. Le « pointeur » n'est plus alors cet autre innommable, ce bouc émissaire tout trouvé, mais un être humain, méprisable certes pour la majorité des détenus, mais être humain quand même. Bien sûr cette compréhension de l'autre ne tient pas toujours, et lors de grande tension, l'été particulièrement, il n'est pas rare que la bonne vieille hiérarchie retrouve ses droits. Mais pourrait-on dire, avec cynisme, le « mal » est fait, le pointeur par exemple n'est plus celui qui, proie isolée par excellence, permettra au groupe de retrouver sa cohésion, sur son dos pourrait-on dire. Même en prison, cette tolérance, cette acceptation d'autrui fait son chemin. On pourrait s'en féliciter, si c'était définitif et s'il s'agissait d'une réelle progression, mais on peut en douter. En revanche, il est intéressant de noter ce qui se passe chez les plus jeunes, par exemple en citant un rapport sur la violence au Centre de Jeunes Détenus de Fleury Mérogis. Là, il se développe une violence incontrôlable et fondée sur le caïdat. On arrive donc au paradoxe qu'un état de droit, de loi, surveille et protège bien malgré lui un état de non droit. On peut citer un passage d'une commission à cet égard :
« Tous les intervenants ont dénoncé l'existence de véritables « zones de non-droit », où tout est possible puisque rien n'y est contrôlé ni empêché.
- les cours de promenade = lieu privilégié des « bizutages », dans lesquelles les surveillants n'interviennent jamais, sauf avec les forces de l'ordre pour les incidents les plus graves. Ces cours sont ainsi faites que lorsqu'un groupe un peu compact s'y forme, les surveillants ne peuvent voir ce qui s'y passe. De nombreux jeunes y sont rackettés et blessés en toute impunité.
- Les douches:
Dans la conception du C.J.D., elles sont situées dans la zone périphérique des ateliers, ce qui impose une organisation lourde et complexe pour permettre à chaque détenu d'en avoir l'accès deux fois par semaine (rythme obligatoire).
Les jeunes sont contraints de sortir à l'extérieur pour atteindre des locaux extrêmement sales et dégradés où ils sont censés se laver. Une quinzaine de cabines ouvertes sont réparties de part et d'autre d'un couloir. Pendant la durée des douches la vapeur d'eau et la buée obstruent toute visibilité pour le surveillant posté à l'extérieur.
- Les salles d'attente des parloirs sont également des lieux redoutés des détenus, au point que certains renoncent à voir leur famille.» 7
Pourquoi en arrive-t-on à cette situation ? En fait la prison, avec ses lois, son centre de jeunes, son caïdat, reproduit exactement le clivage social où une tolérance molle, obligée rencontre, elle, une violence dure, une nouvelle hiérarchie fondée, elle, sur la loi du plus fort, la loi de l'exclusion. L'indifférenciation des choses et des êtres a entraîné dans toute une population exclue des cercles autorisés une nouvelle restructuration fondée, elle, sur la différenciation violente, où les mécanismes de bouc émissaire, de structures fortes fonctionnent parfaitement. Il y a donc création d'une autre société parallèle avec ses codes très précis (il suffit de penser à la gestuelle particulière à chaque gang à Los Angeles par exemple), ses références propres, ses valeurs fondées sur la loi de Calliclès8, celle du plus fort, mais qui permet l'intégration au groupe et donc d'une certaine manière l'accès à l'image de soi gratifiante dont traite Henri Laborit dans Éloge de la fuite. On se retrouve ainsi dans une véritable et nouvelle société primitive avec ses lois et ses règles, ses luttes claires et affichées de pouvoir et d'argent.
*
* *
Comment avons-nous pu laisser s'installer
cette société parallèle ?
Qui a permis l'exclusion ?
Car cette anti-société reprend mimétiquement tous les critères de la société de consommation actuelle. Il n'y a qu'à voir l'engouement des jeunes en prison pour tous les chaussures de sport, les T-shirts, survêtements, casquettes, de marques bien particulières. Le profit retourne dans les mêmes industries capitalistes, qui en fin de compte bénéficient de cette nouvelle mode. Il s'agit d'une récupération, telle que la dénonce Michel Foucault, de la délinquance par le capitalisme9. La tenue vestimentaire est un effet clair de la différenciation, de la revendication haut et fort d'une échelle de valeurs. Celui qui est le mieux habillé est donc le plus débrouillard, donc le plus filou, donc celui qui réussit le mieux dans cette anti-société, sorte de co-société reprenant mimétiquement les mêmes critères conventionnels et matérialistes que ceux de la société que l'on dira bourgeoise ou conventionnelle, celle qui doit, et qui devra de plus en plus se protéger de cette autre société, primitive violente et décidée. La pensée majoritaire crée de l'indifférenciation, cette indifférenciation dégage à son tour une différenciation, mimétiquement opposée qui se fonde, elle, sur des structures uniquement violentes.
Cette crise des valeurs n'en est pas une, mais un retour au primitif, aux formes archaïques, à la loi du plus fort. Mais ce retour au primitif a perdu tout ce que le primitif avait de rare, de spirituel, de construction dans le respect; ce primitif-là ne se construit que sur la violence, recréatrice d'une échelle stricte de valeurs. En glissant d'une juste tolérance à une sorte d'hypocrisie du politiquement correct, de l'acceptable socialement, on a donc ouvert le passage de l'indifférenciation à la différenciation violente. Une société frileuse et privilégiée tente de se protéger d'une société parallèle avec ses fonctionnements, ses valeurs, son éthique, exactement, inversement parfois, et mimétiquement copiée sur son aînée. Une seule question subsiste si l'on s'intéresse à une possible résolution des conflits : qui a créé qui ?
*
* *
Notes
1 Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Deuxième partie, chapitre VI, Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre, Édition Garnier Flammarion, p. 385.
2 Ibid, Première partie, chapitreVII, Tyrannie de la majorité, p. 349.
3 F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, le problème de Socrate , Garnier Flammarion, N° 421, pp. 82-83.
4 The books of five rings, Miyamoto Musashi, Bantam Book, 1982. On peut lire en page de couverture : « Now, the secret of japanese success in business can be yours. It lies within the pages of this age-old masterpiece of winning strategy ».
5 René Girard, « Des pestes médiévales au sida : le danger des extrapolations abusives », Sida épidémies et société, 20-21 juin 1987, Fondation Marcel Mérieux, Fondation des Sciences et Techniques du Vivant, Editeur Charles Mérieux, 1987.
6 « L'élan complexificateur »; la complexité est au centre des réflexions scientifiques. Ainsi pour Albert Jacquard, l'interaction de quatre forces: force nucléaires forte et faible, forces électromagnétiques, gravitation « a fini par réaliser des objets de plus en plus riches, de plus en plus complexes ( ) Pour résumer ces effets, on peut présenter notre univers comme lieu d'un élan vers la complexité.». Albert Jacquard, Voici le temps du monde fini, Edition du Seuil, Points, Essai, 1991, page 84.
7 Groupe de travail sur les actes de violence de la population du C.J.D., procés verbal de la réunion du 25 février 1997, réunion tenue sous la présidence de M. Perreau, Directeur du C.J.D. Étaient présents à cette réunion, psychologue, premier surveillant, surveillant, médecins, Mme la vice-présidente de l'Application des Peines, J.A.P. au C.J.D., enseignant, chef du service éducatif...
8 Platon rapporte un dialogue entre Socrate et Polos, Calliclès les interrompt et défend la loi du plus fort, la loi de la nature : « Mais la nature elle-même, selon moi, nous prouve qu'en bonne justice celui qui vaut plus doit l'emporter sur celui qui vaut moins, le capable sur l'incapable. Elle nous montre partout, chez les animaux et chez l'homme, dans les cités et dans les familles, qu'il en est bien ainsi, que la marque du juste, c'est la domination du puissant sur le faible et sa supériorité admise.» Platon, Gorgias, Les Belles Lettres, pp. 162-163.
9 Va-t-on rendre les délinquants rentables? C'est l'idée soutenue par Michel Foucault dans Surveiller et Punir. Les délinquants sont utilisés par la société en place pour faire les basses besognes. Pour Foucault nous sommes passés du monde de la torture à celui de la récupération plus fine de la délinquance par les structures du pouvoir en place. Ainsi, même le délinquant devient rentable, utilisable, « recyclable » pour le bien de la société en place. Les structures du pouvoir pour être moins présentes, moins évidentes, n'en sont pas pour autant absentes, au contraire.